En quelques années, le Flamand Brecht Evens a créé une œuvre incomparable qui révolutionne le roman graphique. Né en 1986, ayant étudié à la Luca School of Arts de Gand, résidant désormais à Paris, ce prodige de la bande dessinée a imposé un univers graphique mental bâti sur un style foisonnant, une imagination en roue libre.
Virtuose de l’aquarelle, dynamitant la logique narrative, privilégiant les bifurcations de perspectives, Brecht Evens explore la magie de l’enfance et ses dangers obscurs dans un conte déstabilisant (Panthère) ou encore les distorsions perceptives hallucinatoires, les intensités de la fête, du monde de la nuit et de ses fantasmagories (Les Noceurs, Les Rigoles, un chef d’œuvre d’une audace vertigineuse, salué par le prix spécial du Jury au Festival d’Angoulême en 2019).
Les puissances de son style renversent l’esthétique du neuvième art: renonçant aux cases, aux phylactères, Brecht Evens campe des paysages entre féerie et cauchemar, des êtres en marge, parcourus de fêlures psychiques. Truffées de références artistiques (peinture, littérature, cinéma…) que ce surdoué redynamise au fil d’une folle créativité, alliant parfois l’aquarelle à la gouache ou à la lithographie, explosant de détails, d’histoires multi-focales, ses œuvres sont avant tout celles d’un peintre fasciné par les miniatures persanes, celles d’un œil captant l’envers du décor, les coulisses du monde des adultes.
Dans une liberté totale, il décadre, il déterritorialise (pour reprendre le terme de Deleuze et Guattari) le formaté, combinant le vertige des sens et la chatoyance des chromatismes. Ses inventions graphiques sont de véritables mises en scène. Il met en scène le contemporain, les voyages au bout de la nuit, au bout de la folie d’une jeunesse désorbitée, il donne à voir des expériences des limites qu’il traduit dans l’illimitation des potentialités de la bande dessinée.
© Brecht Evens - Actes Sud
Un grand auteur désarçonne, emmène ses lecteurs dans des paysages inédits qui déroutent nos habitudes, nos assurances. Ses albums procurent un choc esthétique, physique souvent nourri par le choix de tisser plusieurs histoires simultanées autour de personnages noctambules ayant du mal à affronter l’existence (Les Rigoles). Les lieux citadins se déplient comme un palais des mille et une nuits traversé par la drague, la drogue et la dépression. Les traits du dessin sont métamorphiques, les états du réel ne tiennent pas en place. Dans une fête de la couleur, la panthère de l’album éponyme est le roi des métamorphoses, des avatars. Par l’intrusion du merveilleux, de l’irrationnel, d’une «inquiétante étrangeté», Brecht Evens embarque le lecteur dans une ambiance à la Lewis Carroll où le principe d’identité des êtres n’a plus cours. Autant que les êtres, les décors sont mutants. La stabilité des choses reflue face à des dérèglements dont l’auteur se fait le fin observateur. Les textes colorés dansent au milieu des images qui décomposent en mouvements la supposée immobilité des objets, des décors. Transgressant la limite entre contenant et contenu, les formes empiètent parfois les unes sur les autres.
© Brecht Evens - Actes Sud
Dans Les Rigoles, suivant la folle nuit que traversent Jona, Rodolphe, Victoria et leurs comparses, Brecht Evens délivre une ode psychédélique à la ville, son électricité, ses plaisirs, ses paradis artificiels, ses pièges. Peu importe que ce soit Paris ou Bruxelles, ou un mélange onirique des lieux branchés du monde: la ville agit comme une pieuvre, une mante religieuse, un réservoir de fantasmes, une déesse Babylone dont Brecht Evens ausculte les effets sur des êtres en quête d’ailleurs, enfermés dans leur solitude. Des êtres égarés, marqués par la fragilité, côtoyant les gouffres, qui écument les bars entre ambiance hédoniste et perdition. C’est dans cet ailleurs que l’auteur nous mène. Le voyage physique dans les boîtes, les clubs, les cafés de la ville est le miroir du voyage mental que Jona, Victoria, Rodolphe accomplissent.
Au diapason des noctambules imbibés, défoncés, les rues, les maisons sont ivres, tordues à la manière d’Hundertwasser. Dans un entretien, parlant de Rigoles – nom d’un café de Belleville -, il énonce «cette BD est une grande célébration de la vie, avec des personnages qui ont un peu de mal à la célébrer». Splendeurs des couleurs, des compositions, de la poésie, art bruegélien, boschien de la miniature, jeux sur l’estompement des lignes, sur la simultanéité des actions: l’œuvre de Brecht Evens ravage les sens, distillant une géométrie riemannienne, une juxtaposition des plans qui renverse le dogme de la perspective. Travaillant également pour la mode, les galeries d’art, il prodigue une nouvelle comédie humaine qui radiographie autant les failles intimes que les soubresauts sociologiques de notre temps. Dans une époque en mal d’utopie, il nous reste le merveilleux. Brecht Evens est l’une des grandes révélations de la bande dessinée, de l’art actuel.